Mesdames,
Messieurs,
C’est
avec une grande émotion que je m’adresse à vous en cette fin de journée après
avoir entendu de si pénétrants propos, tous plus complets les uns que les
autres, et de ce fait, plus enrichissants. Je dois, quand à moi, tenter devant
vous de défendre quelques idées très générales, de ces idées qui
paraissent toujours superficielles, incongrues et inutiles, mais qui ne soit pas
d’ une
‘’
généralité convenue ‘’.
Aussi
me consacrerai-je à la tâche que nous assigne dans son ordre de mission, sinon
dans son titre mystérieux, notre colloque :
‘’Etudier
l’art brut dans sa relation à l’artiste et à son intégration à
l’histoire de l’art ‘’
Emu
aussi parce qu’aujourd’hui, au sein de cet Institut, devant vous, ses élèves,
je ne peux m’empêcher de penser à celui qui, il y a un demi siècle, écoutait
dans l’immeuble néo colonial de briques rouges au bout du France, le savant médiéviste
Lambert décrire avec une précision méthodique une minuscule vierge d’ivoire
aux plis raides…
Pour
lui, disait-il, tout objet d’art devait avant toute chose être examiné
ainsi. Cette tradition ne s’est pas perdue !
Mais
ému aussi de penser qu’au même
moment, dépossédée de tout, refusant notre monde, Aloïse construisait le
sien.. Et qu’aujourd’hui, en cet instant même, ils se retrouvent ensemble
en ce lieu.
C’est
le privilège de l’âge que de pouvoir le vivre intensément.
Avec
l’âge, on ne rencontre plus la vie, mais le temps.
Mais
notre tâche est d’aborder les problèmes qui fâchent. Nous n’y faillirons
point !
Les artisans de la création brute sont-ils des artistes ?
La
création brute aboutit-elle à un art ?
Est-elle
justiciable de l’histoire de l’art ?
En
d’autres termes : Que faisons-nous ici ?
Pour
bien le comprendre et tenter de mettre fin à une controverses qui peut sembler
un peu vaine mais qui ne l’est pas quand on songe aux conséquences qui
peuvent en découler, il nous faut rendre leurs sens aux mots.
Les
artisans des œuvres brutes sont-ils des artistes ?
Qu’est-ce
qu’un artiste ?
Retrouvons-le
au moment de l’apparition ou de la réapparition de son image moderne. En
effet, après son triomphe dans l’Athènes du 5eme siècle et dans la Rome
antique, son statut France sous les invasions barbares puis la domination de
l’Eglise. Le peintre n’exerce plus qu’un métier matériel comme le maçon
au 13ème siècle. Mais c’est un artisan qui va, au 14ème
siècle, conquérir la dignité d’artiste. Un artisan !
A
cette époque naissent l’artiste et l’histoire de l’art.
Qui
ne se souvient des pages de ‘’ La vie des meilleurs peintres, sculpteurs et
architectes ‘’ ? De ce long cortège de citoyens de Florence que décrit
Vasari et qui transporta de sa maison à l’église la Vierge que venait de
peindre Cimabue,
‘’
au milieu d’une grande fête et au son des trompettes ‘’.
Il
annonce ainsi les longues files d’attente le long des Grands Palais.
Ce
jour , l’artiste entre dans la gloire et dans l’histoire qui a pour
fonction de décrire les hommes illustres qui la font.
Et
Dante égale l’artiste au poète.
Mais
sa consécration ne nous dispense pas de le définir.
Michel
Ange nous dit que ‘’ la main de l’artiste obéit à l’intellect ‘’.
L’Artiste est une pensée, un regard, une main. L’Artiste, à partir d’un
concept, traduit l’image dans le marbre.
Et malgré toutes les variations et les nuances que le temps lui a
parfois apportées, cette conception néo platonicienne reste à la base de
notre discours.
Ainsi,
l’artisan devient Artiste .
Il
ne lui reste plus qu’à devenir divin et même, à la limite de l’hérésie,
l’égal de Dieu.
De
toutes façons, pour certains, c’est Dieu qui guide leurs mains.
Si
nous avons parlé à dessein des artisans pour désigner les acteurs de la création
brute, ce n’est pas pour refuser le caractère de création à leur travail,
mais pour souligner ce que doit celui-ci à la formation artisanale de ceux-ci.
Ainsi s’explique l’importance de la France en ce domaine et les réussites
de beaucoup.
Cependant,
ils ne correspondent pas à la définition de l’Artiste telle que nous
l’avons vue se dessiner. Un concept qui domine et transcende une matière,
c’est bien là une démarche réfléchie et rationnelle que l’on voit mal être
celle d’un personnage absent d’une société dont il ne participe pas à la
raison. D’ailleurs, il se dit le plus souvent guidé par une force qui
commande à sa main. Parfois est-il aussi à la limite de la transe.
D’autre
part, tentant de créer un monde où vivre, il n’a aucun désir de s’exposer
avant qu’on ne suscite celui-ci. Il n’a aucune fonction sociale et aucun désir
de gloire. L’art brut ne peut être compris que dans son intimité.
D’où
la difficulté du musée et de l’exposition.
… Ame aux songes
obscurs,
que
le réel étouffe entre ses quatre murs
( Baudelaire )
C’est un artiste qui ne s’adresse qu’à lui même, perdu au milieu des peintres contemporains qui veulent traduire les espoirs et les désespoirs d’une société qui les sacre et les consacre !
Aucune
analyse formelle ne peut nous découvrir complètement une œuvre brute .
Cette création n’est pas en effet le résultat d’une recherche plastique,
elle est le résultat d’une perception, d’une mise en lumière noire,
d’une fusion de l’être à un niveau où il se délivre. C’est un acte élémentaire,
une nécessité, un ‘’ faire ‘’ individuel et non un projet. Et moins
encore un savoir, à moins qu’il y ait là un savoir d’autant plus fascinant
qu’il est inaccessible.
La
création brute n’est pas d’autre part transcendante. Elle n’est pas accès
direct au Divin. Même les spirites n’y prétendent pas. Elle est accès à un
soi émietté ou aux morts. Jamais aux vivants.
Si
une force dicte le mouvement d’une main, celle-ci vient de l’intérieur de
lui-même, à la recherche de soi seul. L’auteur brut invoque peu les Dieux.
Les siens sont malades…
C’est
pourquoi au nom de l’équipe de l’ARACINE, et sans doute pour éviter toute
confusion, Madeleine LOMMEL écrivait à la fin de l’année dernière :
‘’ …..tant que vous nommerez artistes les auteurs d’art brut, vous provoquerez de graves confusions et tromperez ceux-là mêmes qui cherchent à savoir ce dont il s’agit. Mais, plus grave, vous vous tromperez vous-mêmes afin de satisfaire l’idée convenue que vous avez de l’Art …’’
L’idée convenue que vous avez de l’Art …
Quelle
est donc cette idée convenue de l’Art qui interdit à la création brute de
faire partie de l’histoire de l’Art ?
La
création brute implique que l’histoire de l’art élargisse son domaine et
approfondisse ses thèmes ou qu’elle reste prisonnière de la définition étroite
de l’artiste et ne soit qu’une force d’appoint pour un projet plus vaste.
L’étude
des auteurs d’art brut rejoint celle des Primitifs.
L’art
aujourd’hui n’est que spectacle à la recherche de scènes et
d’environnement prestigieux. Il
se lance comme un produit et se vend comme enseigne de la puissance et de
l’argent ! Le Musée de l’Homme est pillé pour faire de ses
collections un magnifique étalage des
dons d’un architecte et une
foire
foraine distinguée ! Aussi Boltanski déclare vouloir réfugier son œuvre
dans l’obscurité des églises.
Le
musée de Villeneuve d’Ascq est le seul musée en Europe qui réunisse art
moderne, art contemporain et art brut. Cet ordre, voulu dès le départ par l’ARACINE,
et inscrit dans le contrat de donation, est respecté par le Musée. Mais il
souligne l’impossible intégration de la création brute dans l’histoire de
l’Art proprement dite.
‘’
Art moderne et contemporain ‘’ appartiennent bien à l’histoire de l’Art
avec ses controverses, ses réussites culturelles dans son déroulement dans
l’espace et le temps. Le rejet de ‘’ l’art brut ‘’ en dernier le dégage
d’une chronologie dont il ne relève pas.
L’erreur
de DUBUFFET ( une contre culture ) celle de THEVOZ ( une asocialité exemplaire
)celle du titre du colloque lui-même
( une avant garde de moins ? )
sont
la même : ils font de la création brute, comme de l’art en général, un
phénomène de société. L’emprisonnement psychiatrique en est bien un mais
le phénomène qui s’est développé en son sein relève de la quête humaine,
de son sens et de ses conditions de survie.
La
création brute a surgi brusquement des excès mêmes du système. Il crée une
perturbation extrême de la notion d’art en occident, son surgissement est le
fruit d’une conception de l’aliénation propre à notre culture.
Dans
l’ Islam ancien, l’hospitalité
( et non l’hospitalisation ) du ‘’ fou ‘’ se fait dans une
architecture de qualité. Le fou, quand il n’est pas furieux, est libre
d’errer dans les cours aux fontaines. L’harmonie des éléments qui
l’entourent , les enlacements des lignes, le bruit de l’eau, lui permettent
– peut-être – de retrouver la paix intérieure et de rejoindre ses songes.
Il n’y a pas d’art des fous parce que l’art est au service de ceux qui
souffrent. Bien entendu, cette description est idyllique mais, aussi trompeuse
qu’elle puisse être, elle reste source de réflexion.
Ce
surgissement au milieu de l’histoire de l’art ne signifie en rien son
appartenance à celle-ci. Si son apparition peut se rapprocher des arts
primitifs, c’est par son rapport au temps. L’un tend, par ses répétitions
successives qui n’intègrent aucune évolution, à reconstituer les trames
d’une société toujours menacée de décomposition. L’autre replâtre
constamment le lieu qu’il se trace pour y vivre. Il y a du Sisyphe en eux.
L’un travaille au niveau de la société, l’autre sur une âme morcelée,
mais le processus est analogue. Il s’agit de nier le temps tout en réparant
ses blessures. L’Artiste triomphe de la matière et tout le reste chez lui est
pose. Le primitif et l’auteur brut triomphent du temps qui passe et qui, sans
leurs rites et leurs cauchemars, détruirait la tribu et ensevelirait l’âme.
Cependant,
quand on regarde un Aloïse, on ne peut s’empêcher de penser, en sentant un
sentiment de plénitude nous envahir, que nous sommes devant une œuvre d’art.
Comme si la recherche de son identité rejoignait soudainement la nôtre.
Nous
savons que nous avons mille raisons de rejeter cette attribution. Et pourtant
…Alors ?
Alors
ne sommes nous pas victimes de cette image
néoplatonicienne et de ce raisonnement kantien que nous trimbalons de l’Art ?
L’auteur brut ne communique-t-il
pas même sans le vouloir, même sans le savoir ?
Désespérément ?
Le
moment ne serait –t-il pas venu de nous poser, au sujet de l’art, les
questions les plus folles ?
Existerait-il
un art sans artiste ? L’art roman ?
Existerait-il
une création relevant de l’art par le seul regard porté sur elle ? L’urinoir et le musée ?
Un
art sans concept préalable ? Michel Ange avait aussi écrit « j’arrache
au marbre l’image qu’elle contient ».
La
beauté est-il le but et le résultat de l’art ? Aujourd’hui certes non
Une
définition plus large ?
Malraux écrivait simplement « j’appelle artisan celui qui reproduit, artiste celui qui crée ». Voilà tout . Lapidaire et suffisant ? Définition qui rend sa liberté au sens camisolé. L’Art est décidément « un continent aux frontières indistinctes »…
Même
Madeleine LOMMEL ne peut s’empêcher d’appeler ‘’ artiste ‘’
l’auteur brut dans son mail sur « l’expression ».
Cela
lui échappe : ‘’ la création brute n’est pas une expression mais un art par son
innovation… ‘’
Et
là, me semble-t-il, elle nous
offre la solution dans cette définition complémentaire de l’art par son seul
résultat : l’Artiste comme créateur de ce qui n’existait pas avant
lui… L’auteur brut n ‘est pas animé de la joie de peindre mais de la
volonté d’exister. Pour cela il crée un monde qui lui est possible. Pour
cela Dante le découvrira dans son
Purgatoire et le proclamera artiste et « petit fils de Dieu » !
Il
ne s’agit pas d’exclure la création brute de l’histoire de l’art mais
de déterminer à quelles conditions elle peut y rentrer et ce qu’elle y fera.
Il
est impératif de désespérément défendre l’originalité de l’art brut et
d’accepter sa mort pour mieux comprendre l’originalité de ses successeurs
portés sous son vent. Ils ont leurs talents propres et n’ont nul besoin des
assimilations tardives destinées à rassurer le collectionneur frileux en
balisant indument leur trajet …
Mais
je crois également que l’histoire de l’art ne peut négliger l’étude des
sources collectives de l’art brut.
Certes, l’Art Brut n’est ni un mouvement ni une école, au plus, un moment.
Chaque auteur est profondément unique et solitaire. Mais au fond de cette souffrance toute personnelle, originale, existe le vaste et commun territoire des archétypes ou errent les possibilités multiples de l’aventure humaine.
Aussi
l’histoire de l’art devra modifier ses habitudes, atteindre ce domaine
d’eau noire et réaliser qu’on entre pas en art brut impunément..
Dès
1960 Malraux avait introduit dans ses « Voix du silence » les
primitifs et les fous. Il expliquait par ailleurs qu’l ne voulait pas écrire
une histoire de l’art mais comprendre ‘’la signification que prend la présence d’une éternelle réponse
à l’interrogation que pose à l’homme sa part d’éternité ‘’
(
L’Intemporel )
Dans
ce projet l’ART brut a toute sa place.
Car
si l’artiste brut tourne dans la cour de sa prison et n’implore jamais les
dieux, il en regarde le ciel.
Mais
pour revenir un dernier instant à l’histoire de l’histoire de l’art,
n’est-il pas intéressant de constater que son projet fut plus vaste à
l’origine tel qu’il se trouvait énoncé dans des fragments hellénistiques
rapportés par Pline 70ans avant JC.
Une
histoire de l’esprit humain telle que l’esquissait Malraux et telle que l’Art
Brut
nous offre l’occasion de la continuer et de l’approfondir.
‘’ La création brute est-elle soluble dans
l’histoire de l’Art ‘’
Institut National d’Histoire de l’Art – Paris – 7/8 décembre
2OO9