Quelques anonymes 

 

    L’art savant ou le grand art, comporte majoritairement des œuvres signées, ce ne fut certes pas toujours le cas ; avant la Renaissance l’art était réalisé au sein d’ateliers hiérarchisés où chacun remplissait un rôle spécifique sous la conduite d’un maître. Avec la Renaissance, l’individualisme prend corps ; l’artiste revendique son œuvre et la signe. 

    L’Art Brut, de sécrétion intime, nommé art par la seule volonté de ses découvreurs, ne se situe pas dans cette perspective.
Les anonymes, ces sans noms, ont laissé çà et là des bribes de leur existence dont certaines, souvent dues au hasard ou grâce à quelque regard attentionné, sont parvenues jusqu’à nous. Lorsque la chance a voulu qu’elles traversent le temps, on les retrouve, ici dans un dossier médical, là dans un pavillon hospitalier déserté, plus heureusement regroupées par un médecin dans un cabinet au sein même de l’hôpital dans l’intention de les étudier.

    Hors de l’hôpital, c’est au hasard d’un rangement, d’un départ, d’un décès qu’on les découvre ; elles peuvent finir dans une poubelle, dans les brocantes - ce fut le cas pour Virgili dont les œuvres se retrouvèrent chez un brocanteur après qu’il eut lui-même, de son vivant, offert quelques pièces à l’Aracine.

    Certaines, par l’attention suscitée auprès des psychiatres à une époque où ces productions étaient le fait de l’enfermement, sont restées là où elles ont été conçues et en portent le nom (la robe de Bonneval) ; parfois ne reste qu’un surnom, (le prisonnier de Bâle), le leitmotiv de l’œuvre (le philatéliste), tandis que l’hôpital et Dubuffet même, devant respecter l’anonymat, falsifiaient l’identité ; ainsi parle-t-on de Paul End pour Paul England, ou encore ne reste-t-il que le prénom ; Aloïse pour Aloïse Corbaz. D’autres enfin porteront le nom de leur découvreur : Barbier Müller.

    Or s’il n’est pas de mise de revendiquer une telle œuvre et d’en diffuser l’existence, il est en revanche un solide sentiment d’appropriation qui peut aller jusqu’à vouloir cacher sa production ; en hôpital, de préférence sous le matelas, sous la chemise, ou encore dans une valise soigneusement fermée.

    Théo Waguemann cachait ses dessins dans sa table de nuit ou encore les pliait minutieusement pour les mettre au fond de sa poche ; hors de l’hôpital, elles seront volontiers rangées de façon à n’être pas apparentes.
    L’œuvre brute révèle au plus haut degré et de la façon la plus brutale son appartenance au milieu dans lequel elle est née ; le matériau la maîtrise d’un métier, sont de précieux indices.

    A chaque fois est utilisé ce qui est à portée de mains ; à l’hôpital, comme ce le fut généralement au siècle dernier, papiers, journaux, cotons, laines, morceaux de tissus et débris de toutes sortes ; hors de l’hôpital dans les villes où l’espace est souvent restreint, la prédilection va au matériau d’usage courant et peu encombrant, tandis que la campagne favorise les matériaux rudes : bois, ciment, etc.

    Ainsi L’anonymat revient toujours sur le devant de la scène, parce qu’il ne semble ni nécessaire, ni opportun d’apposer son nom sur un acte qui ne relève pas d’une obligation sociale et plus encore parce que l’anonymat est le garant suprême pour parvenir au terme d’un travail qui relève de l’intime.