Qu’est-ce que l’art brut ?

 

 

Il a fallu longtemps et bien des remous pour que l’art brut soit pris en compte. Ce sont en premier les psychiatres, suivis de près par les artistes (plus particulièrement par ceux qui s’intéressaient à l’inconscient) puis par les sociologues, les ethnologues et autres intellectuels qui parvinrent à hausser au rang d’une création à part entière ce qui avait semblé n'être que de simples manifestations pathologiques. Ainsi est née la notion d’art psychopathologique. Aujourd’hui, et quoique eux-mêmes ne se prennent pas comme tel, on attribue volontiers à ces créateurs le nom d’artiste.

Jean Dubuffet s’est bien expliqué à propos de cette création tout comme le firent avant lui Prinzhorn et d’autres, il aurait cependant été utile qu’il laisse un manifeste afin qu’on s’y reporte en toutes occasions, car si Jean Dubuffet a ensuite quelque peu assoupli sa position, les grandes lignes demeurent et il est impossible, si l’on s’y tient, de s’égarer dans des définitions plus ou moins hasardeuses.

Etabli sur des données culturelles irréfutables, l’art est souvent considéré comme une institution dont on n’aurait rien à redire puisqu’il découle de l’évolution des siècles. L’art brut échappe à cette définition ; il n’est pas pour autant un art sans culture, encore faut-il savoir de quelle culture il est question.

Tout homme est marqué par son milieu et s’inscrit inévitablement dans son époque: c’est ce qui le définit et le situe dans le monde, mais alors que l’artiste se projette dans l’avenir, le créateur d’art brut est fondamentalement statique ; son art est un art de stigmates, autiste disent certains.

Personne ne songe plus aujourd’hui à l’assimiler à l’art primitif, fidèle à des codes, à l’art des enfants, transparent, fugace, exempt de strates, à l’art populaire, attaché à une cause collective ou encore à l’art naïf, art d’imagiers ingénus tournés vers le spectacle de la vie, de la vie en pleine lumière, alors que le créateur d’art brut n’a comme vision que celle de son obscurité. On ne peut non plus l'assimiler à l'art des autodidactes dont le but est d'apprendre et d'évoluer.

La découverte de l'art brut a marqué de son influence un grand nombre d’artistes qui comptent parmi les plus grands. A l’opposé, lui n’occupe qu’un territoire qu’il a circonscrit une fois pour toutes, grâce à quoi, d’ailleurs, il gagne en intensité ce qu’il perd en diversité, d’où le caractère obsessionnel, répétitif que souvent on lui prête.

Les procédés employés sont d’une grande efficacité et le matériau puisé dans le proche entourage est des plus humbles. L’image, par sa diffusion à grand tirage, y occupe une place de premier plan. En effet, la venue du produit manufacturé est un des grands responsables de l’éclosion de l’art brut car l’artisan qui a dû rompre avec d’anciennes pratiques se voit confronté à un travail mécanisé auquel il doit, vaille que vaille, s’accoutumer : ce changement va provoquer une floraison d'œuvres que le goût du métier perdu a rendu, en maintes occasions, particulièrement significative.

Aujourd’hui une question se pose : est-il possible qu’une création de même nature puisse encore voir le jour ? 

Rien, on le sait, jamais n’est identique. La vitesse s’est emparée de notre siècle ; s’y ajoute la durée de vie qui fait que l’homme se sent propulsé vers un avenir sans limites, mais ni le progrès social ni le progrès technique n’excluent le désarroi, la solitude, ou encore l’exclusion qui sont les ferments de l’art brut, et s’il fait encore objet de rejet ou suscite ici et là quelque dédain, il prend par ailleurs un intérêt qui va grandissant.

Le voilà entré dans les musées, devenu sujet d’analyses comme toute œuvre d’art, jusqu’à parfois même être naïvement considéré comme une école ou un mouvement. De son côté, l’internement tend à disparaître, les hôpitaux psychiatriques ferment leurs portes, obligeant un relais au sein de la vie sociale.

L’attention soutenue à tout ce qui favorise le bien-être va donner naissance à un nombre croissant d’ateliers d’ergothérapie, puis à des centres où les handicapés mentaux auront à leur tour accès à différents modes d’expression, accentuant du même coup le flou entre ce qui est du domaine de la création et de celui de l’expression.

Ainsi devons-nous reconnaître que, par tout ce dont le corps médical tire d’enseignement, par ce dont les artistes y découvrent d’authentique, par la liberté qu’il donne sur ce qui est du droit de s’exprimer et par les voies qu’il ouvre à des aspirations individuelles comme ce l’est pour les singuliers, l’art brut est aujourd’hui au cœur de réflexions qui n’ont été, jusqu’ici, que peu abordées.

Il suscite tant de polémiques que son existence même oblige à ce que l’on s’interroge sur ce qu’est l’art et ce qu’il est de lui. Il nous invite à une constante réflexion sur ce qui relève de l'essence des choses, là où la matière et l'esprit ont un rôle premier.